A
l
o
h
a
F
r
a
n
c
e
C’est le décor de fond de «Ferdinand » (le canard déchainé)
qui décide du choix du Plat du Jour de juin.
En effet, ce décor accueille de façon quasi miraculeuse un
autre conte de Alphonse Allais.
Voici
LE PALMIER

J’ai, en ce moment, pour maîtresse, la femme du boulanger qui fait le coin du
faubourg Montmartre et de la rue de Maubeuge.
Un bien brave garçon, ce commerçant ! Doux et serviable comme pas un.
Quand il voyage en chemin de fer et qu’on arrive au bas d’une rampe un peu
raide, il descend de son wagon et suit le train en courant jusqu’au haut de la
pente :
Ça soulage la locomotive, dit-il avec son bon sourire.
Nous avons fait nos vingt-huit jours ensemble, et c’est de cette période d’
instruction que datent nos relations.
Il n’eut rien de plus pressé, rentré dans ses foyers, que de me présenter à sa
femme.
Ce qui devait arriver arriva : sa femme m’adora et je gobai sa femme.
(Contrairement à l’esthétique des gens délicats, je préfère les femmes d’amis
aux autres : comme ça, on sait à qui on a affaire.)
Vous la connaissez tous, ô Parisiens de Montmartre (les autres m’indiffèrent) !
Mille fois, en regagnant la Butte, vous l’avez contemplée, trônant à son
comptoir, dans l’or incomptable de ses pains, sous l’azur de son plafond, où s’
éperdent les hirondelles.
Sa jolie petite tête, coiffée à la vierge, fait un drôle d’effet sur sa poitrine trop
forte : mais, moi, j’aime ça.
Au moral, Marie (car elle s’appelle Marie, comme vous et moi) représente un
singulier mélange de candeur et de vice, d’ignorance et de machiavélisme.
Ingénue comme un ver et roublarde comme une pelote de ficelle.
Avec ça, très donnante, mais mettant dans ses présents une délicatesse bien à
elle.
– Comment ! tu n’as pas de montre ? me dit-elle un jour, donne-moi trente
francs, je vais t’en acheter une à un petit horloger que je connais.
Et, le lendemain, elle m’apportait un superbe chronomètre en un métal qui me
parut de l’or, avec une chaîne lourde comme le câble transatlantique.
– Et tu as payé ça…
– Vingt-huit francs, mon chéri.
– Vingt-huit francs !
– Mais oui, mon ami ; c’est un petit horloger en chambre…
Tu comprends, il n’a pas tant de frais que dans les grands magasins, alors…
– C’est égal, ça n’est vraiment pas cher.
Elle tint à me remettre les deux francs qui me revenaient..– 67 –
À quelques jours de là, entièrement dénué de ressources, je portai, rue de
Buffault (la maison où il y a un drapeau si sale), ma montre, dans l’espoir de
toucher dessus quelque chose comme cent sous.
L’homme soupesa l’objet et me demanda timidement si j’aurais assez avec trois
cents francs.
Sans qu’un muscle de ma physionomie tressaillît, j’acquiesçai.
Mais, le soir, je ne pus me défendre de gronder doucement Marie de sa folie.
Un autre jour, elle arriva tout essoufflée, me sauta au cou, m’embrassa à tour de
bras, en disant :
– Regarde par la fenêtre le beau petit cadeau que j’apporte à mon ami.
Dans la rue, des hommes descendaient d’un camion un palmier qui me parut
démesuré.
– Hein ! fit-elle, je suis sûre qu’il y a longtemps que tu rêvais d’avoir un palmier
chez toi.
Je ne m’étais pas trompé : ce palmier, y compris la caisse, ne mesurait pas
moins de 4, 20 m, alors que mon plafond n’était éloigné du plancher que de 3, 15
m.
– Et puis, tu sais, ajouta-t-elle, je considère ce palmier
comme le symbole de ton amour. Tant qu’il sera vert, tu m’aimeras. Si les feuilles
jaunissent, C’est que tu me tromperas.
– Mais pourtant
– Il n’y a pas de pourtant !
Rien n’était plus étrange que ce pauvre palmier, forcé, pour tenir dans mon
appartement, de garder une attitude oblique. On aurait pu croire à quelque
simoun courbant éternellement ce pauvre végétal.
Un jour, rentrant à Paris après une absence de quelques semaines, je passai à
la boulangerie avant de monter chez moi.
Marie était seule.
– Va chez toi tout de suite… Tu verras la belle petite surprise que je t’ai faite.
Je réintégrai mon domicile, en proie à un vague trac, relativement à la belle petite
surprise.
Marie avait loué l’appartement au-dessus, et fait pratiquer dans le plancher un
trou circulaire par où pouvait passer à son aise la tête du fameux palmier.
Une petite balustrade fort élégante entourait l’orifice.
Tous ces travaux, bien entendu, avaient été exécutés sans que le concierge ou
le propriétaire en eussent eu le moindre vent.
À quelques jours de là, rentrant chez moi tout à fait à l’improviste, je trouvai,
relativement peu vêtus, Marie et une manière de grand Égyptien malpropre, que
je reconnus pour un ânier de la rue du Caire.
Marie ne se déconcerta pas.
– Monsieur, me dit-elle en montrant le sale Oriental, est jardinier dans son pays.
Je l’ai prié de venir voir notre palmier pour qu’il nous donne quelques conseils
sur la manière de l’entretenir. J’invitai poliment le fils des Pyramides à aller
soigner des monocotylédones en d’autres parages.
Un regard, muet reproche, foudroya l’inconstante.
– Tu ne me crois pas, chéri ?
– …
– C’est pourtant comme ça… Et puis, tu m’embêtes avec tes jalousies
continuelles.
Et prenant ses cliques, n’oubliant pas ses claques, Marie sortit.
J’eus un gros chagrin de cette séparation.
Pour tâcher d’oublier l’infidèle, je fis la noce. On ne vit que moi aux Folies
Bergère, aux Folies Hippiques, et dans d’autres folies, et dans tous les endroits
déments où l’on peut rencontrer les créatures qui font métier de leur corps.
Chaque soir, je rentrais avec une nouvelle créature et j’aimais Marie plus fort
que jamais.
Pendant ce temps, le palmier devenait superbe, faisait de nouvelles pousses et
verdoyait comme en plein Orient.
Un matin, je rencontrai Marie qui faisait son marché dans le faubourg
Montmartre. Nous fîmes la paix.
Elle s’informa de son palmier
– Viens plutôt le voir, dis-je.
Elle fut, en effet, émerveillée de sa bonne tenue, mais une pensée amère
obscurcit son bonheur.
– Parbleu ! dit-elle de sa voix la plus triviale, ça n’est pas étonnant. Tous ces
chameaux que tu as amenés ici, pendant que je n’y étais pas, ça lui a rappelé
son pays, et il a été content.
Je lui fermai la bouche d’un baiser derrière l’oreille.