Par

Judith Gautier

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EN CHINE
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    Un soir, dans le pavillon d’une bonzerie, où il s’était retiré, le jeune étudiant Bambou d’Or
    travaillait assidûment, comme à son ordinaire, lorsqu’il entendit, hors de la fenêtre, une voix de
    femme s’écrier:

    —Oh! que le seigneur Bambou d’Or est donc studieux!...

    Très surpris, il se leva vivement, et se pencha au dehors, pour regarder.
    Il vit, en longs vêtements bleus, une si incomparablement jolie fille, qu’il comprit tout de suite que
    ce ne pouvait pas être un être réel.  Cependant, il lui demanda poliment qui elle était.

    —Regardez-moi bien, dit-elle d’un ton légèrement moqueur, ai-je l’air d’un faune?... À quoi bon
    les questions inutiles?  Avez-vous peur de m’ouvrir votre porte?
    —Oh non! qui que vous soyez, entrez! s’écria Bambou d’Or en se hâtant d’écarter les battants de
    laque rouge.
    L’inconnue, ramassant ses longues robes, pénétra, presque en courant dans le pavillon.
    —Fermez, dit-elle, fermez bien.

    Il tira les verroux, baissa le store devant la fenêtre, et raviva un peu la lampe.  Puis il se retourna
    vers la jeune fille, qui, debout au milieu de la chambre, souriait maintenant en le regardant.
    Elle lui parut à tel point jolie et il était si ému de la voir, que son coeur battait des coups de plus
    en plus profonds et qu’il lui était impossible de parler.
    Elle souriait toujours, en le regardant.

    —Je vous remercie de votre hospitalité, dit-elle, d’une voix très douce, mais ne craignez rien, je
    suis extrêmement mince, et je ne tiendrai pas beaucoup de place.

    Il croyait rêver, quand il la vit détacher sa longue tunique de soie qui tomba sans bruit, et se
    blottir dans un fauteuil d’osier où elle s’endormit.
    Ils devinrent amis, il aima beaucoup cette jeune fille qui revint, fidèlement, chaque soir, mais
    fuyait précipitamment avant la fin de la nuit.
    Un soir qu’ils causaient ensemble, en mangeant des sucreries, il s’aperçut à ses discours, qu’elle
    connaissait à fond la musique.

    —Votre voix est si fine et si charmante lui dit-il que je meurs d’envie de l’entendre; pourtant, il me
    semble que si vous chantiez une chanson, vous absorberiez mon âme.
    —J’ai peur en effet, d’absorber votre âme, dit-elle en riant, et je n’ose pas vous chanter ma
    chanson.
    Bambou d’Or la pria avec insistance, et elle lui dit enfin:
    Je ne voudrais pas vous contrarier, ce serait cependant pour moi très dangereux d’être
    entendue par quelqu’un d’autre que vous.  Puisque vous y tenez absolument, j’essaierai malgré
    mon incapacité de me faire entendre, mais je ne chanterai qu’à voix basse.

    Elle s’appuya aux colonnes du lit, battit le rythme du pied, légèrement, et chanta:
       Ah qu’il m’attriste, le corbeau qui croasse dans l’arbre voisin.
       Il veut hâter mon départ, il m’avertit que l’heure passe.
       Ce n’est pas que je craigne de mouiller dans la rosée du matin
         la broderie de mes souliers
       Mais il faut seule m’en aller, et seul laisser mon compagnon.

    Cette voix était fine, ténue comme un fil de soie, à peine perceptible; pourtant, en écoutant
    attentivement, de tout près, elle devenait vraiment tournoyante et glissante, agréable aux oreilles
    et émouvante pour le coeur.
    La chanson finie, la jeune fille ouvrit la porte sans bruit et regarda avec inquiétude au dehors.
    Elle sortit, fit en courant le tour du pavillon, puis rentra.

    —Oh! pourquoi êtes-vous si profondément effrayée? s’écria Bambou d’Or tout ému.
    Elle répondit en essayant de sourire.
    «Les esprits vivent par fraude et craignent les vivants,» dit le proverbe, et ne suis-je pas un esprit?
    Il essaya de la calmer, mais elle demeura agitée, inquiète.
    —– Notre bonheur est fini, maintenant, soupira-t-elle.
    —Pourquoi?  Pourquoi?
    —Sentez comme mon coeur bat fort, trop fort... c’est par l’effet du pressentiment.
    —Parfois la fièvre nous trouble sans cause.  Ne dites pas que notre amitié est finie.

    Elle s’apaisa un peu, mais elle ne se hâta pas de s’enfuir, comme les autres nuits, quand l’
    horloge à eau marqua l’heure de la séparation.  Lentement, elle ouvrit la
    porte; alors avec angoisse, elle se rejeta en arrière.

    —Mon coeur est encore trop faible, dit-elle.  Voulez-vous m’accompagner un peu.  Vous me
    quitterez quand j’aurai dépassé le mur du temple.

    Il la soutint de son bras, et l’accompagna jusqu’au moment où elle lui ordonna de la laisser.  Il s’
    arrêta alors et la suivit des yeux, mais tout à coup elle disparut.
    Il allait se décider à rentrer, quand il crut entendre crier faiblement:  «Au secours.»
    Il s’élança dans la direction qu’avait prise son amie et regarda de tous côtés, mais ne vit rien.  La
    plainte cependant persistait, et il lui sembla qu’elle venait du toit de la galerie qu’il longeait.

    Ayant levé la tête, il aperçut à la clarté de la lune, une araignée, grosse comme une balle, qui
    saisissait quelque chose entre ses affreuses pattes et, en même temps, les gémissements
    devinrent plus douloureux encore.
    Bambou d’Or déchira la toile et délivra la proie, tandis que le monstre s’enfuyait.
    Le jeune homme tenait dans sa main une jolie abeille bleue, presque morte.  Il se hâta de rentrer,
    et la posa délicatement sur la table de sa chambre.
    Bientôt, elle parut se ranimer, secoua ses ailes d’azur qui reprirent leur éclat lustré, elle s’essaya
    à marcher et monta tout doucement vers le lac d’encre de l’écritoire.  Elle sembla vouloir s’y jeter,
    puis descendant, elle se traîna sur le papier déroulé, et y traça ce mot:

    «Merci!»

    Un frisson bleu fit vibrer ses ailes, elle s’enleva, et par la fenêtre ouverte, elle s’envola sans
    retour...

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