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Après être enterré
dans une tombe
avec les morts de bataille
Il se retrouve en enfer
avec les vivants.
Voici le récit que fait
un héro de guerre
LE COLONEL CHABERT
Par Honoré de Balzac
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?
– Au colonel Chabert.
– Lequel ?
– Celui qui est mort à Eylau », répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le clerc et l'avoué se jetèrent un regard qui signifiait :
« C'est un fou ! ».
« Monsieur reprit le colonel, je désirerais ne confier qu'à vous le secret de ma situation. »
Une chose digne de remarque est l'intrépidité naturelle aux avoués. Soit l'habitude de recevoir
un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur
accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les
prêtres et les médecins. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
« Monsieur reprit l'avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps ; mais au
milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans
digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me sembleront
nécessaires. Parlez. »
Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s'assit lui-même devant la table ;
mais, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
« Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à
Eylau. J'ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le
gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les
Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail.
Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s'étant aussitôt reformées, nous obligèrent
à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l'Empereur, après avoir
dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces
entêtés-là.
Deux officiers russes, deux vrais géants, m'attaquèrent à la fois. L'un d'eux m'appliqua sur la
tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu'à un bonnet de soie noire que j'avais sur la tête, et
m'ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval.
Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes,
excusez du peu ! Ma mort fut annoncée à l'Empereur, qui, par prudence (il m'aimait un peu, le
patron !), voulut savoir s'il n'y aurait pas quelque chance de sauver l'homme auquel il était
redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux
ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de
l'ouvrage :
« Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? »
Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux
régiments, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j'étais bien mort.
L'acte de mon décès fut donc probablement dressé d'après les règles établies par la
jurisprudence militaire. »
En entendant son client s'exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des faits si
vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche
sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement.
« Savez-vous, monsieur lui dit-il en l'interrompant, que je suis l'avoué de la comtesse Ferraud,
veuve du colonel Chabert ?
– Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi
qui m'ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai de
mes malheurs plus tard. Laissez-moi d'abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme
ils ont dû se passer que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être
connues que du Père éternel, m'obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses.
Donc, monsieur, les blessures que j'ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou
m'auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. Autrement
comment concevoir que j'aie été, suivant l'usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements, et
jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d'enterrer les morts ? Ici, permettez-moi de
placer un détail que je n'ai pu connaître que postérieurement à l'événement qu'il faut bien
appeler ma mort. J'ai rencontré, en 1814, à Stuttgart, un ancien maréchal des logis de mon
régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à
l'heure, m'expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu
un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s'étaient
donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche,
j'avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m'empêcha d'être écrasé par les
chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur j'étais dans une position
et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu'à
demain. Le peu d'air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point
d'espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l'air fut l'accident le plus menaçant, et
qui m'éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j'étais, l'air ne se
renouvelait point, et que j'allais mourir. Cette pensée m'ôta le sentiment de la douleur
inexprimable par laquelle j'avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment.
J'entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le
monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien
ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances
encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où
je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible
que les cris, un silence que je n'ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin,
en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain
supérieur. Je pus donc mesurer l'espace qui m'avait été laissé par un hasard dont la cause
m'était inconnue. Il paraît, grâce à l'insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait
jetés pêle-mêle, que deux morts s'étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un
angle semblable à celui de deux cartes mises l'une contre l'autre par un enfant qui pose les
fondements d'un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai
fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d'un Hercule ! un bon os auquel je dus
mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez
concevoir je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans
doute jetée sur nous, je dis nous, comme s'il y eût eu des vivants ! J'y allais ferme, monsieur car
me voici ! Mais je ne sais pas aujourd'hui comment j'ai pu parvenir à percer la couverture de
chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j'avais trois bras ! Ce levier
dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l'air qui se trouvait entre les
cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour mais à travers la
neige, monsieur ! En ce moment, je m'aperçus que j'avais la tête ouverte. Par bonheur mon
sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je !
m'avait, en se coagulant, comme enduit d'un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je
m'évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me
restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au
centre d'une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le
soleil se levait, j'avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde
aux champs ?
Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d'appui était sur les défunts qui
avaient les reins solides. Vous sentez que ce n'était pas le moment de leur dire : Respect au
courage malheureux ! Bref, monsieur après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage,
de voir pendant longtemps, oh ! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant
une voix là où ils n'apercevaient point d'homme, je fus enfin dégagé par une femme assez
hardie ou assez curieuse pour s'approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre
comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent
dans leur pauvre baraque. Il paraît que j'eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette
expression pour vous peindre un état duquel je n'ai nulle idée, mais que j'ai jugé, sur les dires
de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie
et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre
à l'hôpital d'Heilsberg. Vous comprenez, monsieur que j'étais sorti du ventre de la fosse aussi
nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins
d'avoir été le colonel Chabert, et qu'en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde
plus de respect qu'elle n'en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se
mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma
guérison, et s'était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d'une manière
suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater dans les
formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière. miraculeuse dont j'étais sorti de la
fosse des morts, le jour et l'heure où j'avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le
genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une
description de ma personne. Eh bien, monsieur je n'ai ni ces pièces importantes, ni la
déclaration que j'ai faite chez un notaire d'Heilsberg, en vue d'établir mon identité ! Depuis le
jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j'ai constamment erré
comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et
sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes
dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres
entiers dans de petites villes où l'on prodiguait des soins au Français malade, mais où l'on riait
au nez de cet homme dès qu'il prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires,
ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à
Stuttgart. À la vérité, vous pouvez juger, d'après mon récit, qu'il y avait des raisons suffisantes
pour faire coffrer un homme ! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir après
avoir entendu mille fois mes gardiens disant : « voilà un pauvre homme qui croit être le colonel
Chabert ! » à des gens qui répondaient : "Le pauvre homme ! " je fus convaincu de
l'impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire
le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh ! monsieur revoir
Paris ! c'était un délire que je ne... »
À cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde que Derville
respecta.
« Monsieur, un beau jour reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs
et dix thalers, sous prétexte que je parlais très sensément sur toutes sortes de sujets et que je
ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par
moments, mon nom m'est désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment de mes droits
me tue. Si ma maladie m'avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j'aurais été heureux !
J'eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je serais peut-être devenu feld-
maréchal en Autriche ou en Russie.
– Monsieur, dit l'avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De
grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
– vous êtes, dit le colonel d'un air mélancolique, la seule personne qui m'ait si patiemment
écouté. Aucun homme de loi n'a voulu m'avancer dix napoléons afin de faire venir d'Allemagne
les pièces nécessaires pour commencer mon procès...
– Quel procès ? dit l'avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le
récit de ses misères passées. – Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme !
Elle possède trente mille livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux
liards. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose,
moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je m'élève, moi, mort,
contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m'éconduisent,
suivant leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous
débarrasser d'un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou
un fou. J'ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous
des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre !
– Monsieur veuillez poursuivre maintenant, dit l'avoué.
– veuillez, s'écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, voilà le premier
mot de politesse que j'entends depuis... »
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et indicible éloquence
qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le
toucha vivement.
« Écoutez, monsieur dit-il à son client, j'ai gagné ce soir trois cents francs au jeu ; je puis bien
employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d'un homme. Je commencerai les
poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et
jusqu'à leur arrivée je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous
saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez. »
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait : son extrême malheur
avait sans doute détruit ses croyances. S'il courait après son illustration militaire, après sa
fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe
dans le coeur de tous les hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la
passion de la gloire, les découvertes de l'astronomie, de la physique, tout ce qui pousse
l'homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L'ego, dans sa pensée,
n'était plus qu'un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain
deviennent plus chers au parieur que ne l'est l'objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent
donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la
justice, par la création sociale entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d'or qui lui avaient
été refusées pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de manières ! Le colonel
ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de
maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus ; elles arrivent,
c'est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive
pour qu'il pût l'exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une
probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
« Où en étais-je ? dit le colonel avec la naïveté d'un enfant ou d'un soldat, car il y a souvent de
l'enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l'enfant, surtout en France.
– À Stuttgart. Vous sortiez de prison, répondit l'avoué.
– Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel.
– Oui, répliqua. Derville en inclinant la tête.
– Comment est-elle ?
– Toujours ravissante. »
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur avec cette
résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des
champs de bataille.
« Monsieur », dit-il avec une sorte de gaieté ; car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une
seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle qui
jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l'air comme s'il quittait un cachot. « Monsieur dit-il, si
j'avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens
quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles trottent, elles vont, elles se
mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui
leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme ? J'avais une face de requiem, j'étais
vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu'à un Français, moi qui jadis
passais pour le plus joli des muscadins, en 1799 ! Moi, Chabert, comte de l'Empire ! Enfin, le jour
même où l'on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal des logis de qui je
vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus
belle paire de rosses que j'aie jamais vue ; je l'aperçus à la promenade, si je le reconnus, il lui
fut impossible de deviner qui j'étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret.
Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui
crève. Cette gaieté, monsieur me causa l'un de mes plus vifs chagrins ! Elle me révélait sans
fard tous les changements qui étaient survenus en moi ! J'étais donc méconnaissable, même
pour l'oeil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis ! jadis j'avais sauvé la vie à
Boutin, mais c'était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit
ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravenne. La maison où Boutin m'empêcha d'être
poignardé n'était pas une maison fort décente. À cette époque je n'étais pas colonel, j'étais
simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne
pouvaient être connus que de nous seuls ; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua.
Puis je lui contai les accidents de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me
dit-il, singulièrement altérés, que je n'eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse
blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille
interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Il me raconta ses aventures, elles
n'étaient pas moins extraordinaires que les miennes : il revenait des confins de la Chine, où il
avait voulu pénétrer après s'être échappé de la Sibérie. Il m'apprit les désastres de la
campagne de Russie et la première abdication de Napoléon.
Cette nouvelle est une des choses qui m'ont fait le plus de mal ! Nous étions deux débris
curieux après avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans l'Océan les cailloux emportés
d'un rivage à l'autre par les tempêtes. À nous deux nous avions vu l'Égypte, la Syde, l'Espagne,
la Russie, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie, la Dalmatie, l'Angleterre, la Chine, la Tartarie, la
Sibérie ; il ne nous manquait que d'être allés dans les Indes et en Amérique ! Enfin, plus
ingambe que je ne l'étais, Boutin se chargea d'aller à Paris le plus lestement possible afin
d'instruire ma femme de l'état dans lequel je me trouvais. J'écrivis à Mme Chabert une lettre
bien détaillée. C'était la quatrième, monsieur ! si j'avais eu des parents, tout cela ne serait peut-
être pas arrivé ; mais, il faut vous l'avouer je suis un enfant d'hôpital, un soldat qui pour
patrimoine avait son courage, pour famille tout le monde, pour patrie la France, pour tout
protecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j'avais un père, l'Empereur ! Ah ! s'il était debout, le cher
homme ! et qu'il vît son Chabert, comme il me nommait, dans l'état où je suis, mais il se mettrait
en colère. Que voulez-vous ! notre soleil s'est couché, nous avons tous froid maintenant. Après
tout, les événements politiques pouvaient justifier le silence de ma femme ! Boutin partit. Il était
bien heureux, lui ! Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient vivre. Je ne
pouvais l'accompagner ; mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je
pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi longtemps que mon
état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe j'eus un accès de
névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille dans une auberge ! Je ne finirais pas,
monsieur s'il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances
morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de
pitié, parce qu'on ne les voit point. Je me souviens d'avoir pleuré devant un hôtel de
Strasbourg où j'avais donné jadis une fête, et où je n'obtins rien, pas même un morceau de
pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l'itinéraire que je devais suivre, j'allais à chaque
bureau de poste demander s'il y avait une lettre et de l'argent pour moi. Je vins jusqu'à Paris
sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m'a t-il pas fallu dévorer ! « Boutin sera mort
», me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J'appris sa mort plus tard
et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin j'entrai dans
Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi c'était douleur sur douleur. En voyant les
Russes en France, je ne pensais plus que je n'avais ni souliers aux pieds ni argent dans ma
poche. Oui, monsieur mes vêtements étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcé
de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de
je ne sais quelle maladie, qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai
presque évanoui à la porte d'un marchand de fer. Quand je me réveillai j'étais dans un lit à
l'Hôtel-Dieu. Là je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J'étais sans
argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude
j'allai rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi !
Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d'Antin. Je n'y vis plus mon
hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes
jardins.
Ignorant que ma femme fût mariée à monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun
renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le
bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m'apprit, à mon
grand étonnement, l'ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la
naissance de ses deux enfants. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si
franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgart
me fit songer à Charenton, et je résolus d'agir avec prudence. Alors, monsieur sachant où
demeurait ma femme, je m'acheminai vers son hôtel, le coeur plein d'espoir. Eh bien, dit le
colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n'ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer
sous un nom d'emprunt, et le jour où je pris le mien je fus consigné à sa porte. Pour voir la
comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières
collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait
devant mes yeux avec la rapidité de l'éclair, et où j'entrevoyais à peine cette femme qui est
mienne et qui n'est plus à moi ! Oh ! dès ce jour j'ai vécu pour la vengeance, s'écria le vieillard
d'une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j'existe ; elle a reçu
de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m'aime plus ! Moi, j'ignore
si je l'aime ou si je la déteste ! Je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son
bonheur ; eh bien, elle ne m'a pas seulement fait parvenir le plus léger secours ! Par moments
je ne sais plus que devenir ! »
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta
silencieux, occupé à contempler son client.
« L'affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l'authenticité des pièces
qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m'est pas prouvé que nous puissions triompher tout
d'abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée
sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
– Oh ! répondit froidement le colonel en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je
succombe, je saurai mourir mais en compagnie. »
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l'homme énergique brillaient rallumés aux feux du
désir et de la vengeance.
« Il faudra peut-être transiger dit l'avoué.
– Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ?
– Monsieur, reprit l'avoué, vous suivrez, je l'espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause.
Vous vous apercevrez bientôt de l'intérêt que je prends à votre situation, presque sans
exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire,
qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas
convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous
ne devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces avances la forme d'un prêt. Vous avez
des biens à recouvrer vous êtes riche. »
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il
n'était peut-être pas de coutume qu'un avoué parût s'émouvoir ; il passa dans son cabinet, d'où
il revint avec une lettre non cachetée qu'il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la
tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d'or à travers le papier.
« Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume ? » dit l'avoué.
Le colonel dicta les renseignements en vérifiant l'orthographe des noms de lieux ; puis, il prit
son chapeau d'une main, regarda Derville, lui tendit l'autre main, une main calleuse, et lui dit
d'une voix simple : « Ma foi, monsieur après l'Empereur vous êtes l'homme auquel je devrai le
plus ! Vous êtes un brave. »
L'avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l'escalier et l'éclaira.
« Boucard, dit Derville à son Maître clerc, je viens d'entendre une histoire qui me coûtera peut-
être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j'aurai vu le plus habile
comédien de notre époque. »
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux
pièces de vingt francs que l'avoué lui avait données, et les regarda pendant un moment à la
lumière. Il revoyait de l'or pour la première fois depuis neuf ans.
« Je vais donc pouvoir fumer des cigares », se dit-il.
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Photos: Scènes du film
"Le Colonel Chabert"